"Si les enfants votaient" : Lyes Louffok nous parle de son nouveau livre et de ses propositions pour les enfants
Après avoir publié « Dans l’enfer des foyers » en 2014 et l’avoir adapté en téléfilm diffusé sur France 2 en novembre 2021, vous publiez cette fois-ci un livre résolument politique intitulé « Si les enfants votaient – Plaidoyer pour une politique de l’enfance ». Pourquoi avez-vous écrit ce livre ? Pourquoi ce titre « Si les enfants votaient » ?
"J’ai décidé d’écrire ce livre pour plusieurs raisons. La première, c’est que l’on assimile les enfants placés à de simples témoins, on les considère comme capables de fournir un témoignage, un récit d’une vie compliquée, mais nous sommes rarement considérés comme capables de fournir une expertise sur la protection de l’enfance. Aujourd’hui, nous avons une réelle nécessité de produire cette expertise et de faire en sorte que les propositions que l’on porte puissent être mises en œuvre. Nous ne sommes pas là pour faire pleurer dans les chaumières. Je voulais vraiment montrer que les enfants pris en charge en protection de l’enfance ont une expertise, au même titre que celle des scientifiques et des professionnels de l’enfance. Il était important de valoriser le travail que nous avons mené au sein de nos associations respectives, notamment les associations d’anciens enfants placés."
"La deuxième raison pour laquelle j’ai souhaité publier ce livre, c’est l’élection présidentielle. L’enfance est toujours ramenée au second plan, alors même que l’on a connu des évènements qui ont révélé des situations inacceptables. On l’a vu avec le mouvement #Metooinceste ou avec la pandémie, qui a considérablement fragilisé les enfants. Je trouve particulièrement grave que dans une élection présidentielle comme celle-ci, les enfants ne soient toujours pas considérés comme des êtres à part entière et qu’ils ne soient toujours pas au cœur de l’élaboration des politiques publiques. Surtout, je voudrais qu’on commence à dénoncer les rapports de domination envers les enfants, que l’on retrouve dans la famille, dans les institutions, dans toute la société. C’est un angle mort du débat politique et des réflexions sociales. On vit dans une société où les rapports de domination sont de plus en plus analysés, c’est le cas pour les rapports hommes-femmes, pour la cause LGBT, mais on n’interroge jamais les rapports de domination que les adultes peuvent parfois exercer sur les enfants. Pourtant, les politiques publiques que l’on peut mener pour les enfants vont être décisives pour le reste de leur vie. C’est pour cela que le titre « Si les enfants votaient » est volontairement provocateur car la plus grande faiblesse des enfants est qu’ils ne sont pas électeurs. J’ai épluché tous les programmes des candidats à l’élection présidentielle et contrairement à 2017, ils ont pour la plupart étoffé leur programme mais ça ne va pas suffisamment loin."
Le livre a été publié le 23 mars, soit quelques semaines avant les élections présidentielles, pourquoi ce choix ? Espérez-vous que les candidats se saisiront des propositions énoncées dans le livre ? Ou qu’elles interpelleront les citoyens souhaitant choisir en conscience un candidat engagé en faveur des enfants ?
"Je déplore aussi l’absence de mobilisation d’ampleur de la société civile sur la question de l’enfance. Le militantisme en protection de l’enfance n’attire pas les foules alors que nous avons une responsabilité collective envers ces enfants. J’invite vraiment les citoyens à investir ce terrain, à rejoindre les associations qui agissent auprès des enfants vulnérables. On est trop peu de militants par rapport à d’autres luttes, comme les luttes féministes par exemple, qui ont la possibilité de créer un rapport de force. Quand on parle des enfants, on ne parle pas d’une minorité, il s’agit de plus de 15 millions d’individus en France et donc aujourd’hui il faut que l’on ait collectivement cette vigilance-là, il faut briser ce cercle vicieux. Dans le livre, je suis revenu sur de nombreux aspects historiques. On n’a jamais pris le temps de regarder dans le passé, n’oublions pas à quel point nous avons maltraité des enfants, à quel point l’institutionnalisation de ces violences a été très forte. Sans regarder notre histoire en face, on ne pourra pas améliorer la situation."
Dans les premières propositions, vous souhaitez renforcer la CIDE et la compléter en y intégrant de nouveaux droits économiques, numériques, et sociaux : Que manque-t-il aujourd’hui ? Qu’est-ce que l’intégration de ces nouveaux droits pourra permettre d’améliorer selon vous ?
"La Convention Internationale des Droits de l’Enfance, que la France a ratifiée, date de 1989. On est en 2022, on est confronté à des problématiques qui n’existaient pas avant et on est bien en peine aujourd’hui à définir les droits des enfants dans le monde numérique par exemple. En 1989, le contexte était différent, la crise climatique n’était pas aussi profonde et je pense qu’il est temps que les Etats se remettent autour de la table pour décider de normes et de règles conjointes qui concerneraient les enfants. L’écologie a un impact sur les enfants et sur le monde dans lequel ils vont grandir, le monde numérique aussi. Il faudrait refaire une CIDE du 21e siècle qui s’appliquerait au monde d’aujourd’hui. On peut totalement revenir dessus, elle devrait même être systématiquement enrichie de ce que notre monde contemporain est devenu."
"Dans mon livre, je parle aussi d’instaurer une diplomatie des enfants. Je suis effaré que la France soit partenaire de pays qui renient les droits humains et les droits de l’enfant. Si les Etats-Unis n’ont pas voulu ratifier la CIDE, c’est bien parce qu’ils ne voulaient pas se passer de la peine de mort. Je ne comprends pas comment un pays des droits de l’homme peut continuer de traiter politiquement avec ces pays-là, sans qu’ils fassent un pas pour améliorer les droits de l’enfant sur leur territoire. Je peux citer en exemple la diplomatie suédoise, qui a à cœur de conditionner sa collaboration en prenant en compte le respect des droits humains et notamment des droits des femmes. Je voudrais que l’on fasse la même chose pour les enfants. C’est une erreur de considérer que c’est juste une problématique nationale, on le voit bien avec l’afflux de mineurs non accompagnés, qui fuient des pays où les droits de l’enfant ne sont pas respectés. C’est une problématique qui doit être traitée au niveau international."
La notion de contrôle de l’Aide Sociale à l'Enfance (ASE) revient assez souvent dans les propositions : vigie citoyenne, contrôle parlementaire, contrôle indépendant, Ordre professionnel du travail social : en quoi cette problématique est-elle si importante pour améliorer les conditions de vie des enfants sous protection de l’Etat ?
"Les propositions visant à contrôler l’Aide Sociale à l’Enfance sont essentielles parce que la confiance entre l’institution et la population française est rompue, un contrat a été rompu depuis la prise de parole des premiers concernés. Plusieurs rapports ont ensuite été publiés, dont celui du Défenseur des droits qui pointait les mêmes problèmes que l’on retrouvait dans nos témoignages. Le système de protection de l’enfance doit aujourd’hui obtenir la confiance de l’ensemble de la population car il s’agit d’une suppléance parentale. C’est une des politiques où l’Etat et la collectivité s’immiscent le plus dans la vie des citoyens, il faut donc créer des garde-fous, qui sont pour le moment encore absents. C’est dingue de se dire que l’on contrôle les parents, qu’on leur enlève parfois leur enfant mais que l’Etat, qui en a la charge, lui n’est pas contrôlé. Les contrôles sont une nécessité démocratique. La confiance n’est pas inconditionnelle, elle est permise parce qu’il y a des garde-fous, des contrôles que l’on peut établir à tous les niveaux : par le parrainage de proximité qui agit comme vigie citoyenne, par les parlementaires qui devraient pouvoir contrôler la mise en œuvre des politiques publiques, et par une réforme profonde des professions du travail social. Les travailleurs sociaux sont en première ligne, mais il n’y a pas de régulation de ces professions-là, or plus on a de responsabilités, plus on doit accepter d’être contrôlé. Cela ne veut pas dire que les travailleurs sociaux sont coupables, ni même responsables, mais nous avons une responsabilité collective. Si nous avons pu subir des violences, hier et aujourd’hui, c’est parce qu’il n’y a pas eu suffisamment de contrôles. Regardons la réalité en face."
La notion de stabilité affective revient également souvent dans les propositions : généralisation des familles d’accueil, consultation des enfants pour éviter le changement arbitraire de leur lieu de placement, développement du parrainage/marrainage pour leur apporter un soutien affectif : comment expliquez-vous le fait que cette dimension ne soit pas, en tout cas pas assez, prise en compte dans l’accompagnement des enfants placés ?
"Je pense que si la dimension affective est si peu prise en compte dans l’accompagnement des enfants placés, c’est parce que ça n’a jamais été inscrit dans les missions de ce système de protection de l’enfance. Il est conçu comme une dépense et non pas comme un investissement et c’est en cela qu’il est problématique. Cela contribue à une déshumanisation de ce système et des enfants. Il faut arrêter de concevoir la politique de l’enfance comme une charge et une dépense. On est resté dans l’idée que la mission de l’Aide Sociale à l’Enfance n’est pas de suppléer les parents mais de veiller à l’unité familiale, à reconstruire les liens familiaux, si bien que l’on a contraint les interventions et les cadres de réflexion. Il faut bien comprendre que, contrairement à ce qui est dit, la protection de l’enfance n’est pas une politique sociale, c’est une politique de suppléance parentale et elle se doit d’apporter les mêmes chances aux enfants, qu’ils vivent en institution ou en famille. Ça fait partie des choses à changer. La stabilité affective est ce qu’il y a de plus important pour un enfant placé, c’est uniquement par ce prisme là qu’il faudrait évaluer leur accompagnement en cherchant à savoir s’ils ont eu quelqu’un sur qui compter à un moment donné et s’ils se sont sentis suffisamment importants aux yeux de quelqu’un. C’est la seule question valable aujourd’hui."
Vous insistez également sur la nécessité d’inclure les enfants dans les politiques publiques qui les concernent, pourquoi ? Quel est l’enjeu selon vous ? Pourquoi ne sont-ils pas écoutés aujourd’hui ?
"La société a toujours ramené l’enfant à une place d’objet et non pas d’un être doté de droits, alors qu’ils sont dotés de droits. Ils ont évidemment un certain discernement en fonction de leur âge et des modes d’expression adaptés à leur condition, et ça nécessite que les adultes fassent un effort de patience. Les enfants n’ont à aucun moment la possibilité de peser pour faire en sorte que leur vie évolue positivement. Il ne faut plus considérer les enfants comme étant la propriété, le bien patrimonial de leur famille mais comme un être de droit. Les enfants n’ont pas de droits mineurs, les droits humains conférés aux adultes le sont aussi aux enfants, et charge aux adultes de rendre cela possible. Dans l’élaboration des politiques publiques, on voit que dès que l’on fait intervenir des enfants, ils ont des choses à dire sur leur quotidien. On ne doit pas minorer ces émotions, ces ressentis, sous prétexte que ce ne sont que des enfants. Il n’y a pas pire que d’avoir l’impression d’avoir emprise sur rien. Je pense que l’on peut avoir un projet de société plus émancipateur."
Dans le livre, on peut lire : « Si le rôle de l’ASE est bien de suppléer les parents, est-il juste qu’elle démissionne quand l’enfant souffle ses dix-huit bougies ? » : pourquoi l’Aide Sociale à l'Enfance n’investit-elle pas selon vous dans l’avenir des jeunes qui lui sont confiés ? Que proposez-vous pour remédier à cette situation ?
"Pour l’ensemble des raisons que j’ai évoquées précédemment, le fait que la protection de l’enfance soit un coût, une charge, que l’on n’a jamais conçu le rôle de l’ASE comme un rôle de suppléant parental, l’Etat n’investit pas dans l’avenir des enfants et jeunes placés. Aucun parent ne peut aujourd’hui légalement abandonner sa responsabilité envers son enfant lorsqu’il atteint la majorité. L’Etat doit assumer les mêmes responsabilités que celles des parents. C’est du bon sens sur le plan humain. Quand on crée des liens affectifs avec sa famille d’accueil, avec les personnes qui nous entourent au quotidien, les rompre d’un coup parce que nous ne sommes plus des enfants, c’est une rupture brutale qui entraine une perte de confiance dans la société. C’est aussi du bon sens économique, c’est un investissement financier important, on investit plusieurs centaines de milliers sur un enfant pour finalement tout réduire à néant à sa majorité, alors qu’il faudrait seulement quelques années de plus pour faire de cet enfant un être indépendant. C’est un système aberrant sur tous les plans, une injustice majeure qu’il faut résoudre, et le pire c’est que personne ne s’y oppose, tout le monde est d’accord pour dire que ce n’est pas un système juste. C’est exaspérant. Si tout le monde est d’accord, alors faisons-le, on doit bien cela aux enfants."