"L'enfant de personne" sur France 2 : entretien sans concession avec Lyes Louffok

Lundi 15 novembre, France 2 diffusait le film « L’enfant de personne », inspiré de la vie de Lyes Louffok, auteur du livre « Dans l’enfer des foyers », militant des droits de l’enfant et éducateur spécialisé. Un film coup de poing qui raconte l’histoire de Lyes, confié à l’Aide Sociale à l’Enfance dès son plus jeune âge et qui met en lumière les violences institutionnelles vécues par Lyes, et plus généralement par les enfants placés en France.

À l’occasion de la diffusion du film et à l’approche de la Journée Mondiale des droits de l’enfant le 20 novembre prochain, France Parrainages a eu l’opportunité d’échanger avec Lyes Louffok. Un entretien sans concession dans lequel le militant des droits de l’enfant alerte sur le sort des enfants placés en France et revient sur la genèse du film « L’enfant de personne » et sur le rôle du parrainage de proximité dans le champ de la protection de l’enfance.

Lyes Louffok, auteur du livre "Dans l'enfer des foyers" et militant des droits de l'enfant : "Le film vient mettre en lumière toutes les problématiques systémiques de l’Aide Sociale à l'Enfance"

"Avant tout, ce qui a motivé mon engagement, c’est vraiment le fait de voir que personne ne s’intéressait à nous dans ce pays"

Aider les enfants placés en France"Ce qui m’a poussé à écrire le livre « Dans l’enfer des foyers », à lancer un pavé dans la mare, c’était ma volonté, au-delà de raconter ma propre histoire, d’alerter sur le sort des enfants placés. C’est à l’âge de 16 ans, lorsque j’étais dans ma dernière famille d’accueil, que j’ai commencé à m’interroger sur mon placement. Ma famille d’accueil me racontait les histoires des enfants et jeunes qu’elle avait accueillis, et cela faisait écho à ce que je vivais. J’ai donc cherché à obtenir d’autres témoignages d’enfants qui auraient eu un parcours similaire au mien et j’ai été très déçu de voir qu’il n’y en avait pas ou presque pas. Je trouvais essentiellement des témoignages de placements qui s'étaient déroulés après la seconde guerre mondiale. Je savais qu’on était nombreux à avoir été pris en charge par l’ASE (Aide Sociale à l'Enfance) et j’étais très attristé de voir que personne ne s’était intéressé à nous, les enfants placés. Cela m’a révolté et durant un an, j’ai envoyé des messages à une journaliste, j’ai beaucoup insisté auprès d’elle afin qu’elle s’intéresse au sujet des enfants placés et qu’elle en parle. Finalement, nous avons pris contact et avons publié le livre « Dans l’enfer des foyers ». Avant tout, ce qui a motivé mon engagement, c’est vraiment le fait de voir que personne ne s’intéressait à nous dans ce pays."

"Après la sortie du livre, d’autres enfants placés ont pris la parole, participant ainsi à sensibiliser le grand public et les journalistes sur le sort de ces enfants. J’ai alors eu l’opportunité de participer à la création de documentaires, notamment les documentaires diffusés par l’émission « Pièces à conviction » sur France 2, qui alertaient sur les violences systémiques subies par les enfants confiés à l’ASE. Cependant, à chaque fois j’avais un sentiment d’impuissance et de travail non abouti, les téléspectateurs étaient choqués certes, mais cette émotion n’était qu’éphémère, sans réelle avancée derrière. Enfin les Français avaient connaissance de ce que pouvait être la vie d’un enfant placé en foyer ou en famille d’accueil, mais cela n’était pas suivi d’actions sur le long terme."

"Lorsque le journaliste de « Pièces à conviction » m’a expliqué en 2019 que la société de production des précédents documentaires possédait aussi une branche spécialisée dans la fiction, je me suis dit que nous n’avions rien à perdre. Nous avions déjà tout essayé ; des livres, des documentaires, des débats télévisés; et grâce à la distance que permet la fiction, on pourrait toucher le cœur des Français en racontant une histoire commune, bien au-delà de ma propre histoire, et avoir un rapport de force pour heurter les consciences d’une autre façon. Le film n’est pas une fin en soi mais il vient mettre en lumière les problématiques vécues par les enfants et toutes les problématiques systémiques de l’ASE. Ce film est vraiment le fruit de rencontres, j’étais en confiance et surtout la production a été extraordinaire."

"L'enfant de personne" : un film coup de poing sur les enfants placés, par des enfants placés

"Pour moi, le fait de faire jouer des enfants placés et non professionnels pour incarner les enfants dans le film était un objectif politique. Lorsque l’on traite de la problématique des enfants placés, il faut le faire avec eux. Cela avait bien plus de sens de faire jouer des enfants concernés par ces problématiques, car ils peuvent apporter leur propre expertise. Cela a vraiment servi la réalisation du film. C’est un film sur les enfants placés qui se construit avec eux. C’est aussi une manière de faire vivre leurs droits, le droit de s’exprimer sur ce qui les concerne et le droit de participer à la vie publique font partie des droits de l’enfant, et c’est donc une manière pour les enfants placés de prendre la parole et de faire valoir leurs droits."

Un film pour dénoncer les violences institutionnelles et l'absence de contrôles au sein de l'Aide Sociale à l'Enfance

"Il n’y a pas de fatalité sur les violences vécues par les enfants, on peut les résoudre à partir du moment où on réforme"

Lyes Louffok alerte sur le sort des enfants placés"Avec ce film, je souhaitais tout d’abord dénoncer les violences institutionnelles et systémiques vécues par les enfants et jeunes confiés à l’ASE. Cette question n'intéresse que très peu les pouvoirs publics, et pourtant les rapports de domination sont omniprésents au sein de l’ASE. Ce qui m’a toujours interpellé, c’est l'absence de réflexion sur ces rapports de domination qui sont vus comme une fatalité pour les pouvoirs publics. D’une part, il n’y a pas de fatalité sur les violences vécues par les enfants, on peut les résoudre à partir du moment où on réforme. Le film est une alerte en ce sens, c’est une manière d’interpeller sur ce qui ne doit plus se reproduire sur des enfants qui sont sous la responsabilité de l’Etat."

"On met aussi en lumière les limites des travailleurs sociaux. Le rôle de Myriam (Nawell Madani) est assez complexe, elle est dans l’ASE mais elle a une lucidité dans son rôle, c’est une invitation aux travailleurs sociaux à résister, à transgresser les règles et à réaliser leurs missions comme ils devraient le faire. Enfin, ce film est aussi une manière d’interpeller les candidats aux prochaines législatives et présidentielles pour qu’ils se positionnent sur le sujet."

"L'absence de contrôles, de garde-fous, l’opacité dans le système, l'absence d’écoute des travailleurs sociaux, tous ces éléments constituent le terreau des violences institutionnelles. Les décisions sont prises d’en haut, sans jamais faire appel aux travailleurs de terrain. Stanislas Tomkiewicz, enseignant chercheur et psychiatre, avait déjà théorisé les violences institutionnelles dans les institutions, et notamment le fait que l’intérêt de l’institution passe avant celui des enfants. Selon lui, les violences démarrent dès que l’enfant doit s’adapter à l’institution et que l’institution ne s’adapte absolument pas à l’enfant. Pour un enfant placé, ça se vit au quotidien et ça se vit trop souvent. Il faut qu’il y ait des garde-fous, il ne faut pas avoir peur de parler de contrôle, car ça reste une politique publique, qui doit donc être contrôlée."

"La violence institutionnelle, ce ne sont pas seulement des coups ou des agressions, c’est aussi l'absence d’écoute, la lourdeur judiciaire, les séparations imposées entre les enfants et les personnes avec qui il y a un attachement. Il y a les maltraitances visibles et les autres, qui ont pourtant des conséquences toutes aussi violentes."

Des propositions pour améliorer les conditions de vie des enfants confiés à l'Aide Sociale à l'Enfance 

Permettre à chaque enfant placé d'avoir accès à un avocat 

"Que chaque enfant placé ait le droit d’avoir un avocat, qu’il puisse avoir un interlocuteur vers qui se tourner pour porter sa voix auprès du juge des enfants"

"On a des solutions pour améliorer les conditions de vie des enfants placés. Tout d’abord, que chaque enfant placé ait le droit d’avoir un avocat, qu’il puisse avoir un interlocuteur vers qui se tourner pour porter sa voix auprès du juge des enfants. L’avocat a un rôle multiple, c’est un maillon qui manque dans la chaîneOn le voit dans le film, ma mère était sous tutelle, juridiquement elle était jugée irresponsable du fait de sa maladie et de son état. Pourtant, cela ne l’a pas empêché de conserver des responsabilités sur moi. Au bout d’un moment, je pense que la justice doit prendre ses responsabilités. L’ASE, comme toutes les institutions, est structurée par des dogmes et des idéologies, qui dans ce cas précis amène de lourdes conséquences. L’ASE a refusé que je sois adopté par ma première famille d’accueil car ils ont estimé qu’un lien pouvait être construit avec ma mère. Il y a une sacralisation de l’autorité parentale et une idéologie pro-familialiste qui les rassurent dans leurs missions, mais ce n’est rien d’autre qu’un statut juridique, cela n’impose pas d’aimer son enfant. C’est pour cela que l’avocat peut améliorer cette situation en permettant à l’autorité judiciaire de se poser les bonnes questions."

Développer le parrainage de proximité pour combler les carences affectives et créer une vigie citoyenne

"Le parrainage de proximité peut être une solution pour ces enfants et peut apporter ce que les éducateurs ne peuvent pas apporter"

Le parrainage de proximité pour soutenir les enfants placés"On a d’autres propositions, sur le parrainage de proximité par exemple. Ce qui est important pour un enfant, c’est savoir qu’il compte pour quelqu’un et que quelqu’un compte pour lui. En permettant à un enfant de partager du temps avec un adulte bénévole et de tisser un lien affectif, le parrainage de proximité peut être une solution pour ces enfants et peut apporter ce que les éducateurs ne peuvent pas apporter, pour des raisons diverses. Le parrain ou la marraine peut avoir ce rôle affectif. Pour moi, il y a un fort enjeu dans le fait d’intégrer la société civile au sein de l’ASE, ils peuvent justement servir de garde-fous, on crée alors une vigie citoyenne qui viendra observer et challenger l’institution."

"Je n’ai jamais eu connaissance de l’existence du parrainage de proximité lorsque j’étais placé. Dans le film, Agathe aurait pu s’impliquer à travers ce biais par exemple. L’ASE ne fait pas suffisamment appel à ce type d’initiative, on a peur de la société civile, de faire rentrer de l’extérieur à l’intérieur, on a peur du regard de la société civile sur les pratiques. Encore une fois, cela illustre le fait que l'absence de garde-fou arrange tout le monde. Il y a une nécessité à faire comprendre que le parrainage de proximité n’est pas seulement la construction d’un lien affectif entre un enfant et un adulte, mais qu’il agit aussi en tant que vigie citoyenne. On a tendance à penser que ceux qui ne sont pas des professionnels ne sont pas à même de comprendre pourquoi l'institution serait amenée à faire telle ou telle chose. On a peur du jugement de la société civile, et je pense que tant que l’ASE ne se remet pas en question, on sera confronté à cette situation et à une méfiance vis-à-vis du parrainage de proximité. Il y a encore de gros efforts à faire, et surtout il faut que les professionnels comprennent que leur mission s’arrête lorsque l’enfant part pour rejoindre ses parrains. C’est une manière pour l’enfant de se constituer un réseau social, des liens importants." 

Centraliser la protection de l'enfance pour plus de justice et d'efficacité

"La décentralisation n’est jamais interrogée et du fait de cette décentralisation, le sort des enfants est conditionné en fonction de leur lieu de naissance"

"Je suis un fervent défenseur de la centralisation de la protection de l’enfance, pour être plus efficace et plus juste. La décentralisation n’est jamais interrogée et du fait de cette décentralisation, le sort des enfants est conditionné en fonction de leur lieu de naissance. C’est dramatique que ce sujet n’ait pas encore réussi à émerger. Ce que je déplore aussi, c’est que les questions d’éthique et de déontologie dans le travail social ne fassent jamais l’objet de revendications. Il n’y a que très peu de revendications en lien avec le public accompagné en protection de l’enfance. Quand on n'est pas capable de réclamer un code de déontologie, quand on n'a personne à qui signaler des maltraitances, quand on n'a aucun professionnel qui réclame l’obligation de diplôme pour exercer, on peut dire qu’il y a un problème. Il y a des revendications complètement absentes. Je comprends totalement les revendications salariales des professionnels du champ social, qui sont d’ailleurs totalement légitimes, mais ce n’est pas 300 euros de plus sur leur salaire qui va permettre d’améliorer les conditions de vie des enfants. Remettre la déontologie au cœur du débat public et fixer un cadre sécurisant pour les enfants, c’est notre responsabilité collective."

Des difficultés persistantes à faire appliquer la loi et les droits de l'enfant

"Les lois ne sont pas respectées car les professionnels ne les connaissent pas forcément et n’ont pas les moyens de les faire appliquer"

"Depuis l’époque de mon placement, on peut dire que les politiques publiques de l’ASE ont évolué sur le papier. Il y a notamment eu une grande loi sur la protection de l’enfance en 2016, qui a permis l’accès à de nouveaux droits et de réelles avancées sur le maintien du lien. Or les lois ne sont pas respectées car les professionnels ne les connaissent pas forcément et n’ont pas les moyens de les faire appliquer. Je note cependant que de plus en plus de jeunes professionnels arrivent aujourd’hui dans le métier avec une connaissance plus accrue des difficultés que les enfants ont vécu dans le système, et qu’ils sont donc plus éclairés que la plupart des éducateurs que j’ai eu à mon époque. J’observe ce changement avec un regard très positif, j’espère que la dynamique va perdurer même si je note qu’on est toujours face au même problème, dès qu’on parle de violences, il y a toujours des difficultés à se faire entendre. On a des éducateurs qui savent où ils mettent les pieds, qui ont la volonté de faire partie de la solution, ce qui n’était pas le cas avant. On compte aussi de plus en plus d’enfants placés qui prennent la parole, qui participent à la construction de politiques publiques, c’est une vraie révolution des pratiques, les professionnels se mettent en position de les écouter. Avant, on ne faisait pas appel à cette matière vivante, et c’est une bonne chose que cela évolue. Après, tant qu’on ne réforme pas structurellement, la situation ne pourra pas s’améliorer."

"Face à l’inaction des pouvoirs publics, il faudra attendre longtemps avant de voir les droits de l’enfant effectifs"

"Il y a encore beaucoup de chemin à parcourir pour améliorer les conditions de vie des enfants placés et faire respecter leurs droits, et ce chemin s’est considérablement rallongé pendant la pandémie. On est actuellement en pénurie de familles d’accueil, et quand on sait que quasiment une famille sur deux ne sera pas remplacée lors de son départ en retraite, moi je suis flippée. Face à l’inaction des pouvoirs publics, il faudra attendre longtemps avant de voir les droits de l’enfant effectifs. Il y a cependant une prise de conscience qui tend à s’intensifier, une nouvelle génération d’élus, issus de dernières élections départementales, qui se sont présentés avec une envie de changer la protection de l’enfance. Je pense que dans toutes les couches de la société, on se rend maintenant compte qu’il y a un sujet, je me dis que ça va mettre du temps mais que c’est en cours."

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